30 000 Doukhobors à Mistassini en 2019, ça vous tente?

Christian Tremblay, chroniqueur historique
30 000 Doukhobors à Mistassini en 2019, ça vous tente?
Un groupe de Doukhobors en Sibérie. Persécutés par le régime politique Russe, ils sont finalement déportés. Des milliers d’entre eux arriveront au Canada entre 1899 et 1915. Source: Wikipédia

Juillet 1899, Mistassini. Une délégation de dix Doukhobors débarque par bateau en provenance de Roberval. Ils aimeraient y installer leur secte qui compte aujourd’hui 30 000 adeptes. Récit d’une histoire qui aurait pu changer le visage de la région.

On dit souvent que l’histoire se répète sans cesse. Dans bien des circonstances, ce n’est pas faux. Si les événements et les contextes diffèrent selon les époques, la nature de l’humain devant une situation elle, demeure la même. Et ce que nous soyons en 2019 ou 5000 ans avant Jésus-Christ.

Au travers toutes ces choses qui ne changent pas, notre circonspection naturelle envers ce qui nous semble trop différent de nous en fait partie. Cette semaine, nous allons explorer un pan de notre histoire régionale qui, sans être honteuse, démontre bien cette crainte.

Nous étions à la toute fin des années 1800, et des milliers de Doukhobors manifestaient le désir de s’installer dans notre région. Notre réaction, à l’époque, a été plutôt… froide.

Mais avant, un Doukhobor, c’est quoi, au juste?!

Les Doukhobors

Les Doukhobors (lutteurs de l’esprit en français) apparaissent au 15e siècle en Russie. Cette secte était essentiellement pacifiste. Dans la vie de tous les jours, ils refusent la richesse, font tout en communauté et travaillent la terre. Jusque là, rien de bien dangereux pour un pays. Cependant, pour un état aussi autoritaire que la Russie du temps, les Doukhobors avaient des principes qui étaient contradictoires avec les politiques de l’État. À savoir qu’ils refusaient les structures gouvernementales, et, étant pacifistes, rejetaient l’engagement militaire obligatoire du pays.

D’un point de vue spirituel, ils n’obéissaient à aucune religion. Ils adoraient Dieu, oui, mais sans intermédiaires.

Voici, en vrac, la vie d’un Doukhobor :

– Pas d’alcool, que du thé.
– Pas de procès. Ils ne prêtent pas serment.
– Le mensonge est un péché très grave.
– Ils croient au Christ, mais pas en l’Église.
– Aucun pasteur ni prêtre.
– Ils bénissent Dieu trois fois par jour.
– La lecture est interdite. Tout se fait par voie orale.
– Aucun amusement.
– Ils fabriquent tout de leurs mains.

Dans ces circonstances, est-ce nécessaire de dire qu’autant les religieux, le peuple russe, et l’État, leur faisaient une vie d’enfer?

Pendant des siècles, les Doukhobors subissent les pires persécutions. En 1725, on alla jusqu’à construire des cages en pierre dans lesquelles on les emprisonna. Les cages étaient construites de telle sorte que les prisonniers ne pouvaient s’asseoir. On leur donnait juste assez de nourriture pour les maintenir en vie, pour qu’ils souffrent le plus longtemps possible. La cage n’avait pas de toit. Sans vêtements, les pauvres subissaient le climat trop chaud l’été et sibérien l’hiver. Ils restaient comme ça, jusqu’à la délivrance de la mort.

Les Doukhobors ont un style de vie très austère. Vivant de la terre, ils refusent plusieurs grands principes de la société.
Source: inconnue

Jugés, opprimés, emprisonnés, et torturés, ils sont repoussés aux frontières du pays avec vigueur. À partir de 1850, toute la société russe, gouvernement inclus, se met sur leur dos. Dans un geste final d’expulsion, dans les années 1890 la Russie ordonnera leur déportation pure et simple.

Heureusement, dans les circonstances, les Doukhobors n’ont pas que des ennemis. Quelques personnalités russes, sans être d’accord avec leurs principes de vie, les prennent en pitié. Des collectes de fonds sont organisées, et même le célèbre romancier Léon Tolstoï refuse les droits d’auteur de l’un de ses livres pour financer leur départ de ce pays qui ne voulait plus d’eux.

Village de Slavyanka aujourd’hui. Lors de la confrontation avec le gouvernement tsariste au milieu des années 1890 à propos de la conscription et du serment d’allégeance, Slavyanka devint en juin 1895 le site de violents affrontements. Le gouvernement a réagi en exilant un grand nombre de Doukhobors locaux ailleurs dans l’Empire russe; certains sont morts de faim, d’exposition et de maladies.
Source et texte: Wikipédia Russie

Mais voilà… Partir, oui, mais où aller? Ils sont des milliers à vouloir, ou devoir fuirent.

Pour une grande partie d’entre eux, le choix se portera sur le Canada. Pays tout aussi pacifique qu’eux, et qui ne torture pas ceux qui ne vivent pas comme la majorité.

Une famille de Doukhobors en habits traditionnels.
Source: inconnue

Pendant ce temps, au Lac-Saint-Jean

Si vous avez lu plusieurs des chroniques ici depuis plus d’un an, vous savez maintenant qu’entre 1890 et 1910, une vague d’immigrants déferle sur notre région. Ils sont surtout Européens, mais souvent Américains.

Tant que ces gens étaient de bons catholiques blancs, ça allait. Mais qu’en était-il pour ceux qui étaient trop différents au goût du peuple et de son clergé bienveillant? Voici…

700 Doukhobors débarquent

C’est à la fin du printemps 1899 qu’un premier contingent de 700 Doukhobors se présente au Canada. La porte d’entrée par bateau étant évidemment le fleuve Saint-Laurent, ils se retrouvent en territoire québécois.

Respectant les procédures en place concernant ce genre de situation, les réfugiés se retrouvent tous en quarantaine à Grosse-Île. Le dialogue entre les représentants du groupe et le gouvernement canadien débute. Le Canada accepte de les accueillir, mais la question du où les mettre demeure entière.

Les journaux de la région réagissent fortement.
Source: journal Le Rapatriement de Roberval, 29 juillet 1899

D’un commun accord, une dizaine de Doukhobors influents du groupe sont libérés de la quarantaine. La mission : explorer les endroits prometteurs pour un établissement permanent.

L’option Lac-Saint-Jean

Très rapidement, la région du Lac-Saint-Jean apparait dans la liste des lieux à visiter. Ceci n’est pas un hasard. M. Dupont, l’agent de colonisation responsable de notre région, veut les attirer ici. C’est ainsi que nait le projet d’une colonie de Doukhobors dans un secteur de la région qui débute à peine son peuplement : la région de Mistassini.

À L’été 1899, les dix représentants de cette communauté, accompagnés de l’agent à la colonisation, débarquent du train à Roberval. De là, ils prennent un bateau et traversent le lac, direction Mistassini.

Fuyant la Russie, ils s’embarquent sur des bateaux pour un long voyage à l’issue incertaine. Port de Batumi. De là, les Doukhobors passèrent outre-Atlantique en 1898 et 1899.
Source: Lev Lagorio (1827-1905)

Ils visitent le lieu, posent beaucoup de questions, et se montrent très intéressés.

En effet, ce qu’ils voient leur plait. Habitués à trimer dur et au climat difficile de la Russie, ils se retrouvent en terrain familier. Pour eux, ni le climat ni le travail difficile de la vie d’un colon ne leur fait peur, bien au contraire. Ils ont vécu bien pires en Russie.

L’un d’eux, au sortir de cette visite inusitée, ira de cette déclaration :

« Je n’ai rien vu d’aussi beau pour l’agriculture que cette fertile vallée. »

La presse de la région se déchaine

Depuis quelques semaines déjà, les échos de la présence de ces gens en terre québécoise nous arrivent par la presse régionale. Emboîtant le pas des autres journaux à travers la province, ils se montrent très réticents à l’arrivée de Doukhobors au Québec.

Au Canada. Groupe de femmes.
Source: Bibliothèque et archives Canada

Mais à la nouvelle qu’ils sont ici en train de visiter Mistassini, la réaction de nos journaux est un NON catégorique. Soudainement, les qualités qu’on leur avait données du bout des lèvres fondent comme neige au soleil. Exit les bons travaillants et les personnes courageuses qui ont fui la tyrannie et que nous devons respecter. Maintenant, ils sont trop différents, étranges, et il est impossible de les intégrer à notre société.

Le 13 juillet 1899, Le Progrès du Saguenay lance le bal avec un long article dont voici quelques extraits.

« Les Doukhobors peuvent bien avoir des qualités, ils peuvent bien vraiment être persécutés par le gouvernement russe, mais ils ont aussi de très grands défauts qui rendent leur présence au milieu de nous fort peu désirable, pour employer une expression adoucie. »

« Leurs croyances religieuses semblent assez rudimentaires »… « À Grosse Ile, ils se baignaient tous ensemble, hommes, femmes et enfants, in naturalibus. C’est primitif, pour le moins. »

« Nous croyons que ce serait une grave erreur d’encourager ces gens à rester parmi nous. Qu’ils gagnent l’Ouest, au plus tôt. »

Le Rapatriement du Lac-Saint-Jean

Dans les mêmes semaines, le journal du Lac-Saint-Jean, Le Rapatriement, qui fut actif seulement neuf mois, donne aussi son avis, tout aussi défavorable.

D’entrée de jeu, le journal titre son article en première page et en gros : « Pas de Doukhobors au Lac-St-Jean, s’il vous plait ».

Dans le bateau à leur arrivée au Québec. Ils ont été mis en quarantaine à Grosse-Île, le temps de prendre les décisions.
Source: site Internet Red River North Heritage

Puis le texte débute en ces termes : « Vendredi de la semaine dernière, un certain nombre de gens, neuf, croyons-nous, ayant une forte curieuse apparence, débarquaient du train, à Roberval. C’étaient des colosses, presque tous blonds, et singulièrement costumés. »
Cela donnait le ton au reste du texte. Il est décrit que le groupe de Doukhobors se rendit à Mistassini par bateau pour explorer les lieux.
Toujours selon le journal, Monsieur Dupont, le délégué, avait déjà fait des représentations auprès du gouvernement pour faciliter l’installation de 700 de ces gens au Lac-St-Jean. L’article mentionna également que ce geste était un «mauvais acte de patriotisme». Il plaida la cause des besoins pressants des colons déjà en place et que « Ce serait faire là œuvre plus saine est plus patriotique que de chercher à inonder notre région avec toutes ces espèces de Doukhobors ».

La peur du journal, entre autres, était de voir non pas des centaines, mais des milliers de ces gens débarquer sur les terres censées être réservées aux colons. Colons qui déjà auraient besoin de beaucoup plus de support. Pour le journal, charité bien ordonnée commence par soi-même.

Le projet est abandonné

Devant cette levée de boucliers de notre part, les Doukhobors renoncèrent à s’installer ici. Nous pouvons les comprendre. Après près de cinq siècles de souffrances et de persécution, l’idée de s’établir parmi des gens qui ne voulaient pas d’eux devait être la pire des solutions imaginables.

Au bout du processus, le gouvernement canadien leur trouva une terre d’accueil sur notre territoire : l’ouest du pays. Cette région possédait alors de vastes secteurs complètement inhabités, et prêt pour la culture. De plus, le gouvernement voulait stimuler le peuplement des prairies.

Cette première vague de 700 Doukhobors fut libérée de la quarantaine et ils prirent le train pour leur destination finale.

Par la suite, plusieurs autres vagues successives déferlèrent.

À bord du train qui, finalement, les amènera dans l’Ouest canadien, à la suite de l’accueil plutôt froid au Québec.
Source: site Internet Red River North Heritage

Et si nous les avions accueillis en 1899?

Voilà une bien belle question théorique, mais tout de même intéressante. 700 nouvelles personnes d’un seul coup dans la région en 1899, c’était plus de gens que la population de presque tous les villages. En tenant compte du taux de natalité de l’époque, et en ajoutant ceux qui sont arrivés par la suite, cela donne un chiffre impressionnant un siècle plus tard.

Nous n’avons même pas besoin de faire de calculs, puisque nous avons le résultat de ce qui est arrivé dans l’Ouest canadien.

Aujourd’hui, en 2019, c’est entre 30 000 et 50 000 Doukhobors qui vivent en communauté en Colombie-Britannique, Alberta et Saskatchewan. Est-ce que là-bas l’intégration s’est bien passée? La réponse est non. De multiples conflits entre la communauté et les gouvernements, parfois violents, ont duré des décennies.

Manifestation en 1903 dans l’Ouest canadien pour célébrer Jésus. Ce genre de comportement était difficilement compatible avec la pudeur de notre société de l’époque.
Source: Wikipédia

Encore en 1982, l’un de leurs représentants, Nick Nevokshonoff, déclarait « [Les Doukhobors] ont compris depuis longtemps que, en fait, l’éducation est […] le fruit défendu d’Adam et Ève […] et qu’il vaut mieux ne pas le goûter. » Source : site Internet Les grands mystères de l’histoire canadienne.

Dans l’Ouest canadien. L’un des nombreux affrontements entre les Doukhobors et la population ou les autorités. Fait particulier, les Doukhobors, malgré toutes les libertés qu’ils avaient ici, n’ont eu le droit de vote au Canada que dans les années 1950.
Source: site Internet Red River North Heritage

La question reste donc entière. Les Jeannois ont-ils été intolérants envers ces gens? Était-ce la peur de la différence? De l’insécurité face à leur propre futur? Pourrions-nous imaginer aujourd’hui une ville de 30 000 Doukhobors à Mistassini?
L’idée semble bien étrange, pourtant, en d’autres circonstances, cela aurait pu arriver!

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Christian Tremblay, chroniqueur historique

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